M.-A. Kaeser: Un savant séducteur

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Titel
Un savant séducteur. Louis Agassiz (1807-1873), prophète de la science.


Autor(en)
Kaeser, Marc-Antoine
Erschienen
Vevey 2007: Editions de l'Aire
Anzahl Seiten
291 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Philippe Schoeneich

Marc-Antoine Kaeser nous propose dans cet ouvrage une biographie romancée de Louis Agassiz, l’un des naturalistes les plus brillants et les plus célèbres de la première moitié du XIXe siècle. Un exercice périlleux pour un très sérieux professeur d’histoire des sciences, mais à mon avis parfaitement réussi.

Au-delà du destin sans doute exceptionnel de Louis Agassiz, l’un des premiers mérites de ce livre est de nous faire découvrir de façon très vivante l’esprit et le fonctionnement du milieu universitaire et scientifique de l’époque. Ce texte nous fait plonger, bien plus efficacement qu’un texte historique bardé de références documentaires, dans le monde académique du début du XIXe siècle. On découvre ainsi un milieu étudiant, à la fois très exigeant et très mobile, prêt à migrer à travers l’Europe pour chercher les meilleures académies et les meilleurs professeurs. Bologne avant l’heure, en somme.

Puis on s’immerge dans un milieu scientifique dans lequel, malgré l’absence de revues scientifiques, l’information et les publications circulent quasi en temps réel dans des réseaux internationaux très efficacement organisés. Un milieu dans lequel règne une recherche constante de l’excellence et de la progression de la connaissance, et une compétition parfois féroce pour être le meilleur ou le premier à publier une découverte. L’auteur nous montre comment se construit une carrière, en l’occurrence celle d’Agassiz, et comment certaines universités sont prêtes à offrir des ponts d’or pour attirer les célébrités comme professeurs. Là encore, rien de nouveau sous le soleil… L’objet principal de l’ouvrage reste toutefois la vie et la personnalité de Louis Agassiz.

Et là, une surprise attend ceux qui croyaient le connaître! En Suisse, Louis Agassiz est surtout connu comme le promoteur de la théorie glaciaire et pour ses travaux sur le glacier d’Unteraar (et son fameux «Hôtel des Neuchâtelois»). En fait, les recherches sur les glaciers n’ont constitué qu’une parenthèse d’une dizaine d’années dans sa carrière scientifique. C’est comme biologiste, zoologue et paléontologue, spécialiste des poissons d’eau douce, qu’Agassiz a d’abord construit sa célébrité; c’est encore comme biologiste, spécialiste des organismes marins qu’il a poursuivi sa carrière aux États-Unis.

Et c’est là le coeur de l’ouvrage, qui nous mène à l’un des principaux paradoxes de ce grand savant: Louis Agassiz, l’un des plus brillants biologistes et zoologues et l’un des plus grands classificateurs de son époque, celui qui avait accumulé le plus de connaissances sur les invertébrés marins et les poissons, le principal promoteur d’une des révolutions des sciences de la Terre, la théorie glaciaire, a complètement raté le virage fondamental de sa propre discipline, à savoir la théorie de l’évolution. Et pourtant il avait tout en main pour devancer Darwin. Dans les années 1930 déjà, reprenant sa classification des poissons, il constate que «la simple énumération des poissons fossiles dans leur succession temporelle, géologique, donnait en même temps un état complet des relations naturelles des familles entre elles! […] En un mot, leur succession génétique [au sens de leur genèse] correspond en tout point à la classification que je voulais proposer. […] En étudiant ces poissons fossiles, j’ai pu démontrer que la nature traduit un ordre logique: le développement structurel des espèces correspond au développement historique de la création!» (pp. 65-66). Cette découverte, qui devrait l’amener tout droit à embrasser les théories transformistes de Lamarck et à celle de l’évolution, le conduit pourtant à une attitude finaliste: « Il apparaît en effet que nos classifications [...] s’affirment, non pas comme des conventions adoptées par les savants, mais comme la traduction objective, naturelle, d’un ordre établi par le Créateur.» (p. 66). De fait, pendant toute sa carrière étasunienne, Louis Agassiz a défendu avec enthousiasme, en véritable «prophète de la science», une posture scientifique que l’on désigne aujourd’hui par intelligent design: tout en admettant la réalité de l’évolution des espèces, elle l’interprète comme la réalisation d’un plan pensé et voulu par Dieu. Cette posture le conduit à rejeter et même à combattre ardemment la théorie de Darwin. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il admettra s’être sans doute trompé, et l’on devine que s’il avait vécu quelques années de plus, il en serait peut-être devenu l’un des plus ardents défenseurs. Ultime paradoxe: alors qu’il a fourni à la science une masse de données essentielles à la démonstration de la théorie de l’évolution et bien qu’il ait toujours combattu la récupération de la science par l’Église, il sera abondamment récupéré par les créationnistes et reste sans doute aujourd’hui encore l’un des principaux inspirateurs de l’intelligent design. Une tendance que les scientifiques considèrent comme une des menaces obscurantistes les plus sérieuses pour la science moderne.

Sans rien dissimuler des contradictions du personnage, l’ouvrage nous en montre ainsi autant les aspects lumineux que les plus sombres. Homme passionné et passionnant, il peut aussi se montrer tyrannique et écraser la carrière personnelle de ses collaborateurs. Promoteur infatigable de la Science, il finit aussi par en bloquer l’évolution par son despotisme. Homme adulé, au charisme incroyable, il était pourtant viscéralement raciste. L’auteur consacre un chapitre à cet aspect d’Agassiz, dont les médias se sont fait récemment l’écho. Mandarin, créationniste, raciste…Faut-il brûler Agassiz ? En bon historien, Marc-Antoine Kaeser ne prend jamais position et replace toujours les faits dans le contexte de l’époque. Sans excuser ni condamner, il laisse au lecteur le soin de faire la part des choses. En même temps, par son style romancé, il rend son personnage profondément humain et oblige le lecteur à s’impliquer. Impossible de rester indifférent.

Une biographie atypique, qui se lit comme un roman (à prendre en vacances, pour les journées de pluie ou les soirées au coin du feu), mais dont on devine plus qu’on ne le vérifie qu’elle s’appuie sur une solide connaissance des archives et de la correspondance, très (peut-être trop) discrètement citées.

En définitive, cette biographie romancée ne satisfera pas ceux qui voudront connaître dans le détail la carrière d’Agassiz, avec des dates précises et une bibliographie exhaustive de ses publications. Il existe d’autres biographies d’Agassiz pour ces lecteurs-là. Pour ceux que ces ouvrages-là ennuient et qui souhaitent simplement savoir qui était Agassiz, ou plus généralement en savoir plus sur le fonctionnement du monde scientifique de l’époque, cet ouvrage constitue incontestablement une lecture à recommander, servie par un incontestable talent d’écrivain.

Citation:
Philippe Schoeneich: compte rendu de: Marc-Antoine Kaeser, Un savant séducteur. Louis Agassiz (1807-1873), prophète de la science, Vevey: Editions de l'Aire, 2007, 291 p. Première publications dans: Revue historique vaudoise, tome 116, 2008, p.280-281.

Redaktion
Veröffentlicht am
14.04.2010
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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